Amsterdam, l’audacieuse, la confiante, qui laisse les citoyens décider de l’avenir d’un squat, d’une friche industrielle, même d’une partie de l’espace public. Amsterdam, la surpuissante aussi. Celle qui détient 80 % du territoire est à la fois ville, aménageur et établissement public foncier. Pas moins de 400 personnes travaillent au département de l’urbanisme. C’est dire. "Cette puissance colossale lui donne la capacité de maîtriser beaucoup de choses et en même temps, la faculté de prendre des risques", constate Paul Delduc, directeur général de la Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN).
Depuis la crise de 2008, qui a profondément changé sa façon de faire la ville, Amsterdam est devenue une adepte de "l’urbanisme sans image fixe", son bras armé contre le manque de financement. Expérimentations architecturales, initiatives temporaires et citoyennes rythment le "slow development" des quartiers périphériques, en déshérence pour certains. Mais la ville aux 2 000 ponts n’en abandonne pas pour autant sa stratégie "top down" et ses projets d’aménagement XXL. A Amsterdam, souvent, le résultat colle à la maquette. Sa planification urbaine, précise, court jusqu’à horizon 2025 ("Koers 2025"). Elle délègue certes, mais ne lâche jamais les manettes (au moyen de baux emphytéotiques notamment). La recherche de la rentabilité plane au-dessus de chaque opération. Amsterdam est une ville qui, historiquement, commerce ; business is business. Avec en filigrane, un enjeu fort, celui de construire un projet métropolitain, de répondre aux besoins de ses habitants (800 000 intramuros et 2,3 millions dans la "Metropoolregio"), mais aussi de ses visiteurs, de plus en plus nombreux. Et de s’élever au rang de ville-monde, forte de ses 177 nationalités, tout en préservant sa taille humaine et son hospitalité, qui la rendent si populaire.
Les 19 et 20 mai derniers, près de 150 personnes ont répondu présent pour découvrir le "génie" de la capitale hollandaise. Le voyage, conçu et animé par Ariella Masboungi, inspectrice générale de l’administration du développement durable, en partenariat avec le groupe Innovapresse (éditeur de Décideurs d’Ile-de-France), a permis d’échanger sur les méthodes post-crise et les manières de travailler ensemble. Et de prendre conscience aussi, que le modèle amstellodamois, ne serait-ce que par la géographique dans laquelle il s’est épanoui, n’est pas tout à fait transposable en France. Mais qu’il peut, en revanche, nous inspirer.
Vice versa
La ville actuelle est le fruit de plusieurs siècles de réorganisation du paysage et de création d’espaces pour l’urbanisation, explique Maurits de Hoog, urbaniste. Elle repose sur 90 îles. "L’eau fait partie de notre ADN", rappelle-t-il. Elle est présente autour et dans tous les développements urbains : dans la réinterprétation contemporaine des "maisons-canal" du quartier de Borneo-Sporenburg, ou dans l’ensemble monumental d’Ijdock qui accueille le palais de justice (architecte : Felix Claus). Représentation romantique et attraction touristique, l’eau est aussi un élément hostile contre lequel les habitants ont dû s’unir pour rendre la ville plus fonctionnelle. Un défi pour les plus terre-à-terre, contraints d’être encore plus créatifs, en construisant sur la terre artificielle ou en inversant les rapports terre-eau. La gestion du risque hydraulique explique, en partie, la compréhension qu’ont les Amstellodamois des transformations les plus radicales. Un exemple : l’entrée du port, alors située à l’Est, a, comme par miracle, été déplacée à l’Ouest en 1876, pour répondre aux besoins marchands croissants. A l’Est justement, les bassins ont été régulés, la mer a laissé place à l’eau douce et le développement résidentiel s’y est intensifié, d’abord sur du foncier existant, puis sur les îles artificielles d’Ijburg, réalisées à partir des années 90.
En équilibre
Depuis 2013, la Ville d’Amsterdam dispose d’une direction de l’Équilibre. Elle vise à corriger les déséquilibres induits par le développement et le fonctionnement urbains, la fréquentation touristique notamment. Objectif, selon son directeur, Eric van der Kooij : tendre vers "une ville attractive pour tous", en regardant "comment on bouge dans la cité, de quelle manière les bâtiments sont utilisés, comment les parcs sont animés, quels sont les rythmes de fréquentation de la ville". Mais aussi comment traiter les questions de bruits, de déchets, de localisation des logements, d’espaces publics, de présence – envahissante aux yeux du visiteur – des centaines de milliers de vélos…
La ville s’agrandit (+ 1 000 habitants par mois depuis 2008), et la population touristique grossit (17 millions de visiteurs en 2015, en hausse de + 5 % par an), de quoi inquiéter les autochtones… L’équilibre passe aussi par le refus de certaines implantations en centre-ville et l’impulsion d’initiatives, culturelles notamment, en-dehors de ce centre. Avec l’intention d’attirer les visiteurs à l’extérieur des murs et de disperser les flux. A la direction de l’Equilibre, on s’interroge également sur l’aliénation des quartiers qu’entraîne le développement des locations entre particuliers. Amsterdam compte pas moins de 15 000 logements estampillés "Airbnb".
Face aux interrogations des 150 participants de l’Atelier, Eric van der Kooij, qui se qualifie de "chevalier sans épée", reconnaît n’avoir "pas un projet très clair, pas de chiffres à atteindre, mais la conviction d’avoir de l’influence sur cet équilibre".
Vies à vies
Pour favoriser les initiatives citoyennes, la Ville n’hésite pas à assouplir les règles d’urbanisme. L’enveloppe des bâtiments reste codifiée, mais la liberté est accordée quand il s’agit des matériaux et des couleurs. L’espace public, soumis a priori aux prérogatives institutionnelles, se partage, par endroits, entre les habitants. Sur les presqu’îles de Borneo et Sporenburg notamment, il est permis d’utiliser jusqu’à 1 m de trottoir pour aménager un petit coin de verdure. Comme une extension de l’habitat, la rue illustre le savoir "vivre ensemble" à la hollandaise. D’ailleurs, le mythe d’une population froide et recluse s’effondre au regard des façades d’immeubles, souvent vitrées. "A Amsterdam, on vit comme dans des vitrines", confirme Emiel Lamers, architecte et guide de l’Atelier. On se voit cuisiner, regarder la TV, éduquer ses enfants… Dormir même, comme dans cette maison dessinée par l’architecte Bjarne Masterbroek en 1999 : la chambre, entièrement vitrée, pousse le concept "montrer qu’on a rien à cacher" encore plus loin.
La ville lacustre donne l’impression de n’avoir aucune limite dans ses prétentions urbaines. Certaines des maisons flottantes d’Iburg ont été réalisées par des particuliers (associés à des architectes et constructeurs au sein de collectifs structurés) qui ont financé et/ou construit sur l’eau leur logement. Le "faire ensemble" – "samenwerken" – en néerlandais, est encore une spécialité locale. Les initiatives "bottom up", que la France découvre, sont ici partie intégrante de l’évolution urbaine.
Poldermodel
La transformation des quartiers Est, Ouest et Nord, parcourus durant deux jours, illustre la volonté d’Amsterdam de construire un projet métropolitain. Dans le quartier de Sloterdjik, à l’Ouest, ghetto tertiaire de 70 000 ha en déshérence depuis la crise, les bureaux laissent place au résidentiel, aux services, à l’hôtellerie et aux commerces, avec, toujours, cette recherche d’équilibre entre trames verte et bleue. "En 2012, Sloterdjik comptait 95 % de bureau, d’ici à 2020, l’objectif est d’atteindre une part de 60 %, puis de 50 %", indique Ellen Nieuweboer, directrice du projet Westpoort/Sloterdjik. Dans ce quartier, la Ville sait qu’elle peut construire – ou laisser construire – 10 000 logements. Depuis les premiers réaménagements, "les entreprises reviennent, les start up arrivent", et ultime preuve du succès des opérations : "maintenant, les déplacements se font principalement à vélo".
Le projet métropolitain amstellodamois peut tenir en une phrase, celle de Pieter Klomp, directeur adjoint de la durabilité de la Ville : "introduire la qualité de vie et la mixité urbaine d’Amsterdam intramuros au-delà du périphérique". L’intention passe notamment par la migration d’équipements publics, du centre-ville aux quartiers périphériques.
Ce que retiendra également Paul Delduc, c’est la vision métropolitaine d’Amsterdam qui, sur 15 ou 25 ans, se construit sur la base de négociations entre des partenaires "qui ont conscience de leur place" et qui réussissent "à se raisonner pour trouver un avenir commun". La métropole se construit dans le consensus, ce que les Néerlandais appellent le "modèle de polder". Si les différentes entités administratives ne tombent pas d’accord, l’Etat ne finance pas les projets, liés aux infrastructures de transports notamment, comme la future ligne de métro qui doit relier le Nord au Sud d’ici à 2017 (financée à hauteur de 2 Md€ par l’Etat et 1 Md€ par la Ville). Simple et efficace. Loin des rouages institutionnalisés made in France.
Reboot
Dans une géographie contrainte, Amsterdam a dû se montrer inventive. Sa méthode de travail, qui conjugue vision volontariste, flexibilité dans l’accueil de projets et expérimentations urbaines et architecturales, s’est enrichie après la crise. En 2008, la ville a connu, elle aussi, un coup de semonce dans sa programmation urbaine. "Ce qui lui a permis d’aller plus loin dans l’audace", retient Paul Delduc. Malgré les difficultés, "à certains endroits, elle n’a pas perdu les pédales et a continué sur sa ligne". A d’autres, "elle n’a pas hésité à se remettre en question, à changer de cap", et y arriver de toute façon. Illustration de sa confiance "dans sa capacité d’innovation", de "sa grande force morale" et de son aptitude "à recevoir des chocs et à en retirer le meilleur parti", salue le directeur général. Les grues immobiles ont ouvert la voie à une autre façon de faire la ville. Les initiatives, minimes parfois – faute de moyens – ont permis de changer le visage de quartiers malmenés et de les rendre plus attractifs.
Depuis un an, la construction s’est nettement relancée à Amsterdam. Celle qui a retourné le fleuve il y a plus d’un siècle, montre, aujourd’hui encore, qu’elle résiste aux chocs et à l’imprévu.
Texte : Julie Snasli – Photo : Maxime Buot (cliquez ici pour plus de photos)